Transcription nº1
Texte nº 1
« On
se les gèle à moins douze, et pourtant Belleville bouillonne comme le chaudron
du diable. A croire que toute la flicaille de Paris monte à l’assaut. Il en
grimpe de la place Voltaire, il en tombe de la place Gambetta, ils rappliquent
de la Nation et de la Goutte d’Or. Ça sirène, ça gyrophare et ça stridule à
tout va. La nuit a des éblouissements. Belleville palpite. Mais Julius le Chien
s’en fout. Dans la demi-obscurité propice aux régals canins, Julius le Chien
lèche une plaque de verglas en forme d’Afrique. Sa langue pendante y a trouvé
du délicieux. La ville est l’aliment préféré des chiens.
On dirait que, dans cette nuit coupante, Belleville règle
tous les comptes de son histoire avec la Loi. Les matraques pourfendent les
impasses. Rades et fourgons jouent les vases communiquants. C’est la valse du
dealer, c’est la course de l’Arabe, c’est le grand méchoui de la flicaille à
moustaches.
À part ça, le quartier reste le même, c’est-à-dire
toujours changeant. Ça devient propre, ça devient lisse, ça devient cher. Les
immeubles épargnés du vieux Belleville font figure de chicots dans un dentier
hollywoodien. Belleville devient.
Il se trouve que moi, Benjamin Malaussène, je connais le
grand ordonnateur de ce devenir Bellevillois. Il est architecte. Il s’appelle
Ponthard-Delmaire. Il perche dans une maison toute de verre et de bois, enfouie
dans la verdure, rue de la Mare, là-haut. »
Daniel Pennac (1987) : La fée carabine, Éditions Gallimard, pp.
44-45.